Me voici donc en deuxième année de médecine. Le jour de la rentrée, nous sommes reçus dans un grand amphithéâtre situé au milieu de l’hôpital Purpan, par le doyen de la faculté. Nous avons droit à un beau discours avec de nombreux éloges, il nous explique entre autre que nous sommes l’élite de la Nation ! J’avoue avoir été un peu surprise, certes le concours est difficile et les études vont être longues, mais le compliment me semblait un peu disproportionné… Je rentrais dans un monde que je ne connaissais pas, je m’étais focalisée depuis longtemps sur l’obtention du concours, là je découvrais une autre réalité.
Nous avons reçu ce jour là notre affectation pour faire un premier stage de trois semaines à l’hôpital où nous étions sensés apprendre les rudiments de la profession d’infirmier, j’ai été affectée dans un service de gériatrie à l’hôpital La Grave à Toulouse.
Cette journée là j’ai vécu une expérience étrange et j’en ai compris bien plus tard l’ampleur du message.
En sortant de l’amphithéâtre, après ce fameux discours, je ressens une douleur au ventre, douleur que je connais bien, qui ne me parait pas grave mais qui peut parfois être très invalidante. Je rencontre mes futurs compagnons d’étude et notamment une jeune étudiante, fille d’un professeur d’hématologie de l’hôpital. Sylvain ( mon amoureux de l’époque qui a eu lui aussi le concours, mais pour devenir dentiste) est à mes côtés, les futurs dentistes doivent aussi faire ce stage. Nous découvrons ensemble ce nouveau petit monde. Ma douleur grandit et devient très gênante, je ressens le besoin de m’allonger, ce que je fais lorsque cela m’arrive. La jeune fille se prend d’empathie pour moi et me propose de m’accompagner dans le service de son père, situé juste à côté, afin de trouver un endroit calme pour que je puisse calmer ma douleur. Nous entrons dans le bâtiment où se trouve au rez-de-chaussée le service d’ophtalmologie. La douleur devient tellement insupportable, je peine à marcher, ma nouvelle amie trouve un lit vide dans ce service, je décide de m’y allonger, sachant que dans cette position la douleur se calme assez vite. Au bout de cinq minutes, une infirmière passe, nous demande ce qu’on fait là, et nous demande de partir tout de suite, ce genre de chose ne se fait pas ! Je tente de lui expliquer ma situation, en lui disant que je n’en ai pas pour longtemps, elle s’agace, et nous dit d’aller aux urgences. Certes la douleur est de plus en plus violente, mais je la connais et ne suis toujours pas inquiète pour ma santé, mais je ne peux pas marcher, ne peut pas rester dans ce service. Sylvain décide donc de m’emmener aux urgences, il est obligé de me porter. Tout ça me parait surréaliste, je sais au fond de moi que je n’ai rien de grave et qu’une prise en charge aux urgences est tout à fait disproportionnée, mais on ne nous laisse pas vraiment le choix. Me voilà donc aux urgences pour ma première journée officielle d’étudiante en médecine, nouvelle élite de la nation….
Je me retrouve dans une salle commune où les lits sont séparés par de simples rideaux, c’était en 1996, heureusement, les conditions d’accueil ont un peu évoluées depuis. Il est onze heure du matin, on enlève mes habits et on me donne un pyjama d’hôpital, ouvert par derrière, je suis nue dessous, je n’ai même pas le droit de garder ma culotte. On me fait une prise de sang, on me pose une perfusion, je n’ai plus le droit de manger ni de boire. Une jeune interne accompagnée d’étudiants me pose des questions, je ressens une suspicion de sa part lorsqu’elle me demande si j’ai des risques d’être enceinte. A ma réponse négative, elle jette un regard complice, avec un sourire en coin, à un étudiant en disant « demande quand même un test de grossesse ». Même si je comprends la démarche, je ne me sens pas vraiment prise au sérieux, entendue, considérée. Elle a du m’examiner, je ne me souviens pas.
Maintenant que je suis allongée, je n’ai bien sur plus mal au ventre, mais j’ai beau leur dire que ça va mieux, que cela m’arrive souvent et que ce n’est pas grave, ils ne veulent plus me laisser partir. Et puis j’attends, longuement dans ce lit d’hôpital, Sylvain est reparti écouter les professeurs qui nous accueillent pour cette première journée. Je n’ai pas non plus le droit d’aller pisser. Ils m’annoncent que je vais avoir une échographie abdominale et que je dois garder la vessie pleine (elle l’est, comme jamais, j’ai l’impression que mon ventre va exploser). J’insiste auprès d’une aide soignante pour me soulager, elle me donne un bassin, en me disant « vous pouvez pisser dedans mais seulement 5 secondes ». Si je fais comme elle me dit, j’ai l’impression que je vais repeindre le plafond des urgences avec mon urine, tellement la pression est forte, et que je n’arriverai jamais à stopper le flux au bout de cinq secondes ! Je décide donc de braver l’interdit. Je me lève avec mon pyjama ouvert par derrière, les fesses à l’air, le pied à perfusion dans une main, je traverse le service sans me faire remarquer à la recherche des toilettes. Enfin je me soulage en essayant de ne pas vider complètement ma vessie. Je reviens dans mon lit et j’avoue ma faute, je me fais engueuler…. Il doit être seize heure, je passe enfin l’échographie, le radiologue râle et me fait culpabiliser parce qu’il n’y a pas assez d’urine dans ma vessie. Il ne retrouve rien d’anormal si ce n’est des signes d’ovulation. Les résultats de la prise de sang arrivent, tout est normal et je ne suis pas enceinte. Le médecin me donne son diagnostic : « vous n’avez rien, probablement des douleurs d’ovulation… » Qu’est-ce que je disais… Je le savais ! Il est dix-sept heure, je suis enfin libérée.
Bien longtemps après cet épisode, m’est revenu ce souvenir à la mémoire et j’y ai vu un signe, une explication. C’est comme si j’avais expérimenté en une journée la maltraitance ordinaire et banale du milieu hospitalier pour me montrer tout ce que je ne devais pas faire en tant que soignante. Ces petites paroles déplacées, ces petits actes anodins mais dégradants, je les ai vus, entendus, tout au long de mon parcours d’étudiante en médecine puis de médecin, je ne m’y suis jamais faite. Je crois que j’ai vécu cette expérience pour me prémunir de ces comportements. J’ai essayé, je ne sais pas si j’y suis parvenue, de ne jamais être maltraitante, mais c’est parfois difficile de résister à un milieu qui fait perdurer ces agissements quotidiennement.
Les règles établies et les protocoles peuvent sembler nécessaires mais poussent parfois à l’absurdité…